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Née en 1984, j’ai suivi un parcours artistique qui m’a menée des Arts appliqués aux Beaux-Arts de Metz puis à Bruxelles, où j’ai étudié l’anthropologie audiovisuelle et réalisé un film documentaire (Qui voit ses veines…). Pendant dix ans, j’ai travaillé dans le cinéma, explorant le récit et l’image, la manière dont les histoires se construisent et se transmettent.
Parallèlement, j’ai officié en cuisine, dans des restaurants ou lors d’événements culturels, apprenant sur le tas à travailler la matière, tenir les rythmes et les cadences, accomplir les gestes, et nourrir mon goût pour la table — pour sa beauté, sa générosité et la convivialité qu’elle inspire.
Ces expériences ont dessiné un chemin que je ne regrette pas, mais depuis l’enfance, c’est la terre que je voulais travailler. La céramique exerçait sur moi une fascination tenace. En 2018, à 34 ans, je choisis d’y répondre pleinement et rejoins La Borne, haut lieu de tradition potière. J’y découvre non seulement un savoir-faire, mais aussi un territoire habité par l’histoire et les gestes du feu.
Après une courte formation auprès de Dominique Legros, je travaille au Centre Céramique Contemporaine, m’engage dans l’Association Céramique La Borne et participe à la rénovation de l’atelier Beyer-Lerat, où je m’installe en 2020 pour développer ma production tout en restant active dans le secteur culturel local (théâtre et musique).
Je suis membre de l’ACLB (Association Céramique La Borne) et expose au Centre céramique contemporaine La Borne depuis 2023. La céramique est aujourd’hui ma seule activité.
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- Démarche -
Depuis toujours, les pièces de céramique croisées dans les musées sont pour moi des présences silencieuses, presque magiques. Vestiges arrachés au sol, elles portent la mémoire du geste qui les a créées et celle, plus diffuse, des mains qui les ont utilisées. Elles racontent la vie ordinaire et le sacré mêlés : boire, manger, conserver, partager, célébrer.
Dans mes propres pièces, j’essaie de retrouver cette charge. Le temps long de la cuisson au bois, le feu et ses aléas, les matières mêlées, leur donnent parfois l’allure d’objets exhumés, surgis du fond de la mer ou des entrailles de la terre. Le feu agit alors comme un co-créateur : il altère, sublime, rend inutilisable ou transforme un objet d’usage en pure présence.
Inspirées par l’histoire de la céramique, mes formes combinent des influences multiples en un tissage d’archéologie imaginaire. Elles semblent appartenir à un autre âge — ou à un âge qui n’a jamais existé —, dater d’une époque précise tout en échappant à toute datation. Elles évoquent un contact direct avec le fil du temps, une résonance qui traverse les siècles et les cultures. Comme des reliques d’une civilisation oubliée — réelle ou inventée —, elles se tiennent à la frontière entre archéologie et mythe, entre témoignage et fiction.
Mon travail se concentre sur la notion de contenant — utilitaire ou archétypal — et sur sa charge symbolique. Dans cette recherche, les frontières entre art et artisanat, sculpture et objet utilitaire s’effacent ; tous coexistent alors avec la même valeur et la même charge poétique. Pot, bol, jarre portent en eux la mémoire du partage, de la conservation, du repas, des rites. En ce sens, la théorie de la « fiction panier » d’Ursula K. Le Guin, qui voit dans le contenant le premier outil culturel de l’humanité, occupe une place centrale dans ma démarche. Le contenant comme matrice : ce que l’on garde, transporte, transmet. Qu’il soit utilitaire ou symbolique, il est porteur de récits, de gestes, de mémoire.
Mes pièces cherchent ainsi à relier l’ordinaire et le rituel, la convivialité et le recueillement. Elles s’inscrivent au cœur d’un récit collectif, mêlant réel et imaginaire, vie et mort — un dialogue continu entre ce qui nous précède et ce qui nous dépasse.
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- Façonnage -
Je choisis de ne pas tourner. En montant au colombin, à la plaque ou par pincement, dans une lenteur volontaire, je cherche à me rapprocher d’une perfection née du geste manuel plutôt que d’un mécanisme. Par des mouvements répétés — la pression du pouce, le glissement de la paume, l’alignement des bords — j’affine la paroi jusqu’à atteindre une régularité volontairement imparfaite, sans la neutralité mécanique du tour. Cette « presque symétrie » témoigne d’un travail où la main rivalise avec la roue tout en laissant sa marque.
Le colombin permet de moduler l’épaisseur, de jouer des épannelages, de créer des arêtes ou des lèvres qui font vibrer la silhouette. Les petites irrégularités — millimétriques, sensorielles — deviennent des indices du geste : l’empreinte du pouce, la trace d’un lissage, la vibration infime qui donne à la paroi une présence vivante, comme si elle retenait encore un souffle.
Ce rapport physique au matériau fait de chaque pièce un corps portant la mémoire du façonnage. Mais cette mémoire n’est pas criée : elle est contenue, tendue, presque invisible. Je ne cherche pas à laisser les empreintes franches du geste ou le mouvement de la terre souple ; je recherche un état de calme et de retenue. Les marques sont atténuées, absorbées dans la forme ; elles subsistent comme un frémissement discret, une tension interne à peine perceptible. Cette retenue n’efface pas l’auteur : elle en révèle l’intimité. Chaque pièce tient dans l’espace comme un corps dans une posture précise, contenue mais habitée, portant une respiration lente. La forme garde la trace du temps de sa fabrication non pas dans l’évidence du geste, mais dans la lenteur patiente qui l’a façonnée — où la main reste présente tout en se faisant discrète.
Esthétiquement et conceptuellement, cela produit une tension féconde : la pièce évoque l’objet utilitaire par son équilibre et ses proportions, mais conserve l’épaisseur humaine qui la rend sculpturale. L’utile et le sculptural y cohabitent, et c’est dans cet entre-deux que se joue une grande partie de ma démarche.
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- Cuisson bois -
Je compose mes terres en mêlant différentes pâtes pour obtenir des textures, des couleurs et des effets que le feu viendra révéler. Elles peuvent être laissées brutes, recouvertes d’engobes ou d’émaux.
Je cuis exclusivement au bois, principalement dans un four anagama à flamme directe, reconstruit par l’ACLB en 2024 au Centre Céramique Contemporaine. Une fois par an, je mène une cuisson longue : quatre à sept jours d’enfournement, six jours et cinq nuits de feu, puis dix jours d’attente avant l’ouverture du four. Le bois — chêne, thuya, acacia ou autres essences de récupération — façonne la surface : coulures de cendre vitrifiée, nuances espérées ou inattendues, traces de flamme. Le hasard est organisé, mais jamais totalement maîtrisé ; apprivoiser l’aléatoire fait partie du processus. Chaque cuisson est une écriture que le feu inscrit dans la matière.
La cuisson au bois est pour moi un rituel qui concentre le temps : en quelques jours, le feu reforme la roche que des millions d’années d’érosion avaient réduite en argile. Ce geste relie l’histoire humaine à celle, infiniment plus longue, de la Terre et de sa géologie. Dans chaque pièce, ces deux temporalités se rejoignent, comme si la main, le feu et la matière rejouaient ensemble deux mémoires : celle de la planète et celle de l’humanité.
Mais ce moment ne concerne pas que la matière : il est aussi tissé de présences humaines. L’équipe devient une constellation vivante, rythmée par les quarts de cuisson, les gestes répétés, la conduite du four. Les repas partagés, les éclats de rire, les silences habités font partie du feu autant que le bois et l’argile. C’est un temps d’intensité et de reliance, où l’on s’appuie les uns sur les autres, dans l’effort comme dans la joie, dans l’attention comme dans l’élan.
Dans un monde où l’industrialisation efface les rythmes naturels et fragilise les liens humains, je revendique la lenteur, le travail en commun et les savoir-faire ancestraux comme des gestes de résistance et de reliance. La cuisson devient alors plus qu’un acte technique : elle est un espace-temps où se tissent des solidarités, où les rituels et les pratiques s’entrelacent pour relier la main à la matière, le corps à la nature, et chacun aux autres. Dans la chaleur du four comme dans celle des échanges, ce qui se joue est autant la transformation de l’argile que celle, subtile et profonde, de nos liens — avec la terre, avec la communauté, avec ce qui, depuis toujours, nourrit et structure nos vies.
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La théorie de la Fiction-Panier (extrait)
"Le premier équipement culturel a probablement été un récipient. (…) De nombreux théoriciens ont le sentiment que les premières inventions culturelles furent forcément d’une part un contenant, destiné à recueillir les denrées collectées, et puis une sorte d’écharpe ou de filet de portage.»
Ainsi parle Elizabeth Fisher dans Women’s Creation. Mais non, ce n’est pas possible. Où est donc passé cette chose merveilleuse, grosse, longue et dure – un os, je crois – avec laquelle l’Homme-Singe du film frappait quelqu’un pour la première fois, avant que, grognant d’extase à l’idée d’avoir commis le premier vrai meurtre, il ne l’envoie à travers le ciel où la chose tourbillonnait jusqu’à devenir un vaisseau spatial, enfonçant les portes du cosmos pour le féconder et concevoir ainsi, à la fin du film, un adorable fœtus, un garçon évidemment, dérivant à travers la Voie Lactée sans (curieusement) aucun utérus ou matrice d’aucune sorte ? Je n’en sais rien. Et je n’en ai rien à faire. Ce n’est pas cette histoire que je raconte. Nous l’avons entendu cette histoire, nous avons tous entendu parler des bâtons, des lances et des épées, de tous ces instruments avec lesquels on frappe, on perce et on cogne, de ces choses longues et dures. En revanche, nous n’avons rien entendu sur la chose dans laquelle on met d’autres choses, sur le contenant et les choses qu’il contient. En voilà une nouvelle histoire. En voilà une nouvelle.
Tout cela est bien ancien pourtant. Avant – et dès lors que l’on y pense, certainement bien avant – l’invention de l’arme, cet outil tardif, dispendieux et superflu ; bien avant le couteau si utile et la hache ; parallèlement aux indispensables faux, meule et bâton à fouir – car à quoi bon arracher beaucoup de pommes de terre si vous n’avez rien pour trimballer jusqu’à la maison celles que vous ne pouvez pas manger sur place ; en même temps ou avant l’outil qui canalise l’énergie vers l’extérieur, nous avons fabriqué l’outil qui ramène l’énergie à la maison. Cela fait sens pour moi. J’adhère ainsi à ce que Fisher a appelé la Théorie du Panier de l’évolution humaine.
Ursula K. Le Guin, extrait du recueil "Dancing on the edge of the world", 1989.
Marie David Géhin
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hello@mariedavidgehin.com
+33 6 89 92 62 98
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Atelier Beyer-Lerat
2 Le Petit Chemin
La Borne
18250 Henrichemont
Visite de l’Atelier sur rendez-vous.
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Design Graphique : Théo Géhin
Développement Web : Olivier Larose
Photos : Pascal Vangysel